L’élection retentissante de Qu Dongyu, vice-ministre chinois de l’Agriculture, à la tête de la FAO, nous invite à nous pencher sur un fantasme, réel ou supposé, qui concerne la Chine et l’Afrique.
Lorsqu’on évoque les relations entre la Chine et l’Afrique, une question récurrente est posée : y-a-t-il une stratégie chinoise globale, pensée et organisée dans le but d’assouvir consommateurs, habitants et élites ? Nos précédentes recherches permettent de répondre par la négative. Cette négation s’appuie notamment sur la diversité et la complexité des « relations » sino-africaines, des modalités d’intervention chinoises en Afrique et des acteurs, qui développent des stratégies qui, selon les cas, peuvent desservir l’État chinois et ses ministères des Affaires étrangères et/ou du Commerce.
Principal consommateur mondial devant pourvoir à l’alimentation de son marché domestique composé de 1,4 milliard d’habitants, la Chine est, par la force des choses, devenue un importateur net de produits alimentaires en 2004 (Brautigam et Ekman 2012). Il est aisé de corréler ce besoin à l’offre africaine, soient les productions agricoles et les terres arables disponibles sur le continent. Dans ce cadre, si le Forum de coopération Chine-Afrique (FOCAC) de 2006 replace l’agriculture au centre de la rhétorique chinoise, il faut attendre les années 2007 et 2008 pour voir les premiers impacts de cette « nouvelle » coopération agricole. L’intérêt chinois est par ailleurs à relier à ceux d’autres États, du Nord comme du Sud, qui accaparent les terres africaines.
À ce propos, les poncifs sont omniprésents et de nombreuses idées reçues et représentations se doivent d’être combattues. Les recherches menées par le CIRAD, Jean-Jacques Gabas et son équipe (2014)* chez les francophones, ou par Deborah Brautigam (2009 et 2015) chez les anglophones, ont largement démontré l’inanité de ces fantasmes relatifs à l’accaparement des terres africaines par la Chine. Les exemples malien (N’Sukala) ou congolais (investissement de ZTE sur 3 millions d’hectares (ha) finalement ramené à 200 selon Deborah Brautigam (2015)) et la Land Matrix peuvent pourvoir à rassurer les plus pessimistes. Parmi d’autres représentations à combattre, la Chine investit uniquement pour exporter les produits agricoles ; ce ne sont que des groupes « publics » étatiques (donc la Chine vue en tant qu’État) qui investi(ssen)t… répondant par là même à une « colonisation territoriale » orientée par Pékin ; ou encore, les pays africains accueillent à bras ouverts les investissements chinois… et laissent le champ libre aux acteurs mandatés par le gouvernement chinois…
Avec 1 089 421 hectares (ha) exploités au sein de 23 États africains (76 projets signés ou en cours ; 16 abandons ; 12 en cours de négociation)**, la Chine n’est aucunement le principal accapareur de terres africaines que l’on nous décrit fréquemment (Carte infra). C’est le contraire pour les États-Unis et l’Arabie Saoudite qui cumulent respectivement 3 420 103 millions ha dans 19 États africains (74 projets signés ou en cours ; 23 abandons ; 8 négociés), et 1 320 261 million ha dans seulement 6 pays africains (31 projets, 12 abandons et 7 en négociation). En Asie, l’Inde accapare par ailleurs plus de terres africaines que Pékin : 1 502 544 ha dans 14 pays et 59 projets (22 abandons et 17 négociés). En tout état de cause, si l’interprétation de ces données est sujette à discussion, la base de données Land Matrix ne pouvant être exhaustive, deux choses sont certaines.
Premièrement, les effets d’annonce, soient les hectares annoncés par voie de presse comme accaparés par la Chine populaire, ne font pas toujours l’objet d’une véritable exploitation in extenso. Secondement, s’il y a bien des investissements agricoles chinois en Afrique (Aurégan 2017 et 2018 ; Chaponnière, Gabas et Qi 2011 ; Brautigam 2015), ils ne se font pas – encore – à grande échelle, mais dans une vingtaine d’États africains, ce qui peut éventuellement alimenter les fantasmes et représentations selon lesquelles la Chine est le principal accapareur de terres sur le continent africain.
En définitive, il est nécessaire de dissocier les interventions agricoles chinoises. Publiques, les premières se font généralement dans le cadre de la « coopération sino-africaine », soit dans le cadre de l’aide chinoise fournie à l’Afrique et qui se matérialise par les centres de démonstration agricole chinois. Publiques et/ou privées, les secondes sont des investissements directs étrangers (IDE) réalisés dans ce même secteur agricole. Ces derniers peuvent avoir pour origine une entreprise chinoise à capitaux publics, comme une entreprise de droit privé, voire une entreprise étrangère implantée en Chine… Comment décomposer ces multiples types d’interventions agricoles chinoises en Afrique ? En mobilisant la Land Matrix ! Bon courage.
—
Xavier Aurégan, le 4 juillet 2019
—
Pour aller plus loin :
Aurégan, X. (2017). Les investissements publics chinois dans les filières agricoles ivoiriennes. Cahiers Agricultures, 26(1), 9 p.
Aurégan, X. (2018). De la diversité des interventions agricoles chinoises en Afrique : modalités et enjeux à partir du cas ivoirien. Les Cahiers de l’Association Tiers-Monde, 33, 119-127.
Aurégan, X. (2019). Les centres de démonstration agricoles chinois en Afrique : étude de cas en Côte d’Ivoire. Les Cahiers d’Outre-Mer, 70(275), 63-92.
Brautigam, D. (2009). The Dragon’s gift: the real story of China in Africa. Oxford : Oxford University Press.
Brautigam, B. et Ekman, S. S-M. (2012). Briefing rumours and realities of Chinese agricultural engagement in Mozambique. African Affairs, 111/444, 483-492.
Brautigam, D. (2015). Will Africa feed China?. Oxford : Oxford University Press.
Chaponnière, J-R., Gabas J.J., et Qi Z. (2011). Les investissements agricoles de la Chine : Une source d’inquiétudes ?. Afrique contemporaine, 237, 71-83.
Gabas, J-J. et Goulet, F. (2012). Les coopérations agricoles chinoises et brésiliennes en Afrique : Quelles innovations dans les principes et pratiques ?. Afrique contemporaine, 243, 111-131.
Gabas, J.-J. (2013). La Chine est-elle un accapareur de terres en Afrique ? Retour sur une réalité mal acceptée. Futuribles, 398, 25-36.
—
*En 2014-2015, Jean-Jacques Gabas, alors détaché au CIRAD, a encadré une recherche internationale sur les interventions agricoles chinoises en Afrique subsaharienne. L’auteur de ces lignes en faisait partie : https://agritrop.cirad.fr/582224/1/Rapport%202%20CTA%20Chine%20Afrique.pdf
**Selon la Land Matrix ; calcul réalisé le 2 juillet 2019.